lundi, janvier 26, 2009

REFORME SANS GREVE NI TREVE

UNE REFORME SANS GREVE NI TREVE.

L’économie mondiale est en mutation. La France subit les contrecoups de la crise. Des pans entiers de notre économie sont sinistrés. Il est dans ces conditions normal que se manifestent les inquiétudes et que les mouvements politiques et syndicaux soient tentés de les exploiter ou de les canaliser ; La journée de grève qui s’annonce ressemble à un rituel qu’il faut satisfaire avant de passer aux choses sérieuses. Car, chacun en a conscience, c’est progressivement un changement de société qui s’annonce et les mutations ne sont jamais faciles à digérer ;

Prenons l’exemple de l’automobile. Tout a été fait pour dégoûter les Français d’utiliser leurs voitures. Carburant cher surtaxé. Stationnement et circulation enfermés dans un faisceau de contraintes. Comment s’étonner alors de la crise du secteur automobile ? Certes, à terme, de nouvelles automobiles naîtront moins gourmandes, moins polluantes, plus adaptées à la circulation urbaine. Sans doute aussi, la notion de propriété s’estompera au bénéfice de locations ou de possessions limitées adaptées à des besoins temporaires ou géographiquement circonscrits.Mais entretemps l’industrie automobile est appelée à souffrir.

Nous avons développé un Etat providence auquel les Français sont à juste titre attachés. Nous avons des équipements publics modernes et performants, des services publics en général satisfaisants, un système de santé protecteur. Mais, dans le même temps, nous avons gardé des structures étatiques trop lourdes. Nous avons décentralisé dans le désordre au bénéfice d’un trop grand nombre de collectivités. Nous avons maintenu des structures centrales souvent inutiles. Nous avons été incapables de tailler à la hache dans des services surabondants ou devenus inutiles. Par exemple, alors que l’on débat dans le vague du financement du secteur public de l’audiovisuel, on ne s’est pas penché sur la question essentielle : l’hypertrophie du secteur public de l’audiovisuel injustifiable au vingt-unième siècle.

Nous avons des idées généreuses sur la mondialisation mais nous ne sommes pas capables de voir en face les réalités qu’elle impose. A savoir que la richesse va progressivement se déplacer vers les pays neufs qui ont une population nombreuse et industrieuse et qu’il ya des milliards d’hommes qui acceptent de travailler à des coûts plus réduits que nous-mêmes.

C’est dire-et le Président Sarkozy a raison d’y insister-nous devons réformer notre société si nous ne voulons pas qu’elle s’écroule .Nous devons donc opter pour une réforme sans grève, ni trêve.

Charles Debbasch

L'INJUSTICE FRANCAISE

L’INJUSTICE FRANCAISE

A l’occasion du débat sur la réforme de la procédure pénale, il m’a paru utile de publier ici le texte que j’ai écrit en octobre 2004 dans l’ouvrage collectif Liberté, justice, tolérance paru aux Editions Bruylant en 2004


Le besoin de justice dans la société française n’a jamais été aussi grand. Dans une société de plus en plus régulée théoriquement par le droit, l’inflation des recours envahit les tribunaux et oblige à une permanente adaptation des moyens qui ont été trop longtemps chichement mesurés à la justice.
Dans le même temps la Justice est entrée par la grande porte dans le concert médiatique ambiant. En s’attaquant aux cadres de la société elle manifeste avec raison son souci de l’égalité devant la justice. Il n’est pas en effet normal que la Justice laisse à l’abri les puissants et ne s’attaque qu’aux faibles. Cette incursion de la Justice dans ce que certains appellent la nomenklatura surprend mais elle est légitime.

En s’attaquant à un nouveau milieu, la Justice rencontre cependant sur sa route des facteurs auxquels elle n’était pas habituée. Travaillant dans l’obscurité, elle est tout à coup affrontée au vacarme médiatique et doit travailler sous une pression qu’elle ignorait. Elle découvre en même temps le vertige de la puissance. En s’attaquant aux ministres, aux plus hauts responsables des institutions publiques et privées, elle s’éblouit devant son omnipotence.

Encore faut-il que ces nouveaux pouvoirs s’accompagnent d’un sens nouveau de la responsabilité. Or, il s’est produit dans ces dernières années une dérive de type totalitaire :une alliance de la justice et des médias a conduit à une mise en cause de citoyens dans des conditions indignes d’un Etat de droit. Cette dérive rarement dénoncée est peut-être aujourd’hui derrière nous avec l’échec des grands procès médiatiques. Elle mérite cependant un examen critique.

I- LA CONSTRUCTION DE L’INJUSTICE
La protection des droits des individus dans le procès, notamment pénal ,est essentielle. Elle suppose égalité des armes, respects des droits de la défense et de la personne. Or, dans les grandes affaires que notre société voit se développer, ces principes essentiels sont méconnus. C’est l’alliance des juges et des médias, ce cocktail explosif qui explique la place de la justice dans la société. C’est elle qui justifie analyse et explication.

LES QUESTIONS DE LA JUSTICE

Tout juge est un homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences, ses croyances, ses complexes, ses connaissances. Avec ses responsabilités aussi. A quelque degré qu’il agisse il a pour charge d’exprimer la vérité judiciaire et, celle-ci, doit être aussi peu éloignée que possible de la vérité tout court. Responsabilité terrible dans tous les cas. Un litige de propriété, un déplacement de clôture en campagne et on touche aux tréfonds de l’instinct de propriété. Une querelle familiale et l’avenir d’un couple et de ses enfants sont en cause. Un litige avec l’administration fiscale et c’est le sort d’une entreprise et de ses employés qui est en jeu. Un comportement délictuel ou criminel et l’honneur et la liberté d’un homme sont en balance.
Rien ne justifie, que l’on condamne la Justice en bloc et qu’on oublie le labeur quotidien qu’elle accomplit avec science et conscience. Juger la justice est une mission aussi délicate que juger pour la justice on se contentera donc ici de jauger la justice.
On pouvait, voilà quelques années, être impressionné par la très grande misère de la Justice. Locaux vétustes, matériels désuets, moyens de fonctionnement insuffisants. La Nation avait oublié sa Justice, elle lui donnait de l’avoine et exigeait d’elle le même comportement que si on l’avait nourrie au kérosène. Tout ceci reste encore assez largement vrai. Mais un gros effort a été accompli. Construction de nouvelles juridictions modernes, progrès de l’informatisation, accroissement des personnels. Ce sang neuf n’assure pas une transfusion suffisante au malade. Il le requinque quelque peu.
La formation des personnels reste largement insuffisante à tous les niveaux mais des progrès ont été accomplis, la culture des magistrats a été élargie, leur niveau de recrutement a été rehaussé, les greffiers ont plus de moyens pour travailler.
On serait donc tenté de dire que tout va en s’améliorant dans le moins mauvais des mondes. C’est l’inverse qui est exact. La Justice est dans un état catastrophique. Elle ne répond pas à l’immense quête de justice qui existe dans notre pays. Ni ses moyens, ni son état psychologique ne permettent d’y répondre.
La demande de justice est si grande dans notre société que les juges n’arrivent plus à faire face à la marée montante des procès. Les audiences sont différées, les procès interminables, les voies de recours atteintes de thrombose. A la fin de l’Ancien Régime, la durée des procès était telle qu’ils se transmettaient de génération en génération et constituaient une sorte de valeur successorale. Nous n’en sommes pas là. Mais la Justice est dans l’état du périphérique parisien aux heures de pointe. De même que celui-ci ne permet plus aux courants de circulation de se transmettre dans des conditions normales, de même la Justice n’est plus en état d’acheminer les instances vers leur solution, de façon convenable.
Le fait est d’une gravité extrême. Il ne fait l’objet dans l’Etat et dans la classe politique que de peu de débats. L’Etat a succombé à un interventionnisme désuet. Il veut s’occuper de tout et de rien. Papillonnant dans le secteur économique, vibrionnant dans le domaine social, sautillant dans la réglementation de la vie quotidienne, il embrasse trop et il étreint mal. Il en oublie ses fonctions essentielles. Celles qui motivent son existence. Celles sans lesquelles il n’est pas d’Etat organisé. Il ressemble à un père qui se préoccupe de la couleur des chaussures de ses enfants et qui oublie de leur donner à manger. Notre Etat a laissé pendant longtemps en jachère, sa défense, sa police, sa justice. En un mot, l’essentiel de ses fonctions régaliennes. Parmi celles-là, la Justice est la plus atteinte.
Son délabrement psychologique est à la démesure de son effondrement matériel. Les juges doutent de leur fonction, de leur mission, d’eux-mêmes. Les juges n’ont plus conscience de remplir une mission essentielle dans la société. On présente souvent ce problème comme celui d’une relation avec le pouvoir et de pressions intolérables qui seraient exercées sur les juges par le gouvernement en place. En réalité, les dossiers politiquement sensibles ne représentent qu’une part infime de contentieux soumis aux juridictions, certainement moins de un pour cent.
Mais pour tout le reste, le juge est seul face à lui-même. Il ne dépend que de lui de ne dépendre de personne, de n’être influencé par personne. En a-t-il vraiment les moyens et la volonté ? Là est le véritable débat.
L’indépendance absolue d’un être humain n’existe pas. Chacun d’entre nous est, dans une certaine mesure, conditionné par ses origines, son éducation, sa culture, ses relations, sa psychologie, sa pathologie, ses convictions, ses idéaux, ses faiblesses, ses intérêts. Chacun d’entre nous a tendance à voir midi à sa porte et doit, en permanence, faire un effort sur lui-même pour se mettre à la portée de l’autre et pour tendre vers une appréciation objective. Imaginons combien cette recherche est difficile pour un magistrat dans un débat judiciaire où tout le terrain est miné. Les témoins ont pu être contraints ou influencés par les enquêteurs ou subornés par l’une des parties. Les appréciations sont contradictoires, chacun décrit ce qu’il a cru voir, ce qu’il aurait voulu voir, plutôt que ce qu’il a observé, les attestations qui pleuvent peuvent être de pure complaisance. A ce jeu là, les malhonnêtes sont plus forts que les vertueux. Mission périlleuse mais non impossible si le magistrat fait l’effort de se placer au-dessus de la mêlée et pèse sur la balance de la Justice tous les ingrédients du procès. La plupart des magistrats remplissent cette fonction avec compétence et dévouement. Si, comme pour tout phénomène social, on insiste davantage sur les maladies que sur le bon fonctionnement, sur les erreurs que sur les bons jugements, il n’en demeure pas moins qu’aucun comportement majoritairement condamnable n’est à reprocher aux magistrats. Pourtant la Justice est globalement malade. Les juges doutent de leur mission.
Que la société leur demande-t-elle vraiment ? La diarrhée législative et réglementaire déferle depuis des années. Elle exige des efforts constants de mise à jour et d’adaptation et malgré cela, il est difficile de savoir ce qu’a voulu vraiment dire le législateur. La société réglemente l’inutile et oublie l’essentiel, se noie dans les détails et perd de vue les principes. Dans le doute, le juge ne peut s’abstenir. Il doit juger à peine de forfaiture.
Il doit trancher, décider, devenir une sorte d’arbitre au nom de valeurs sociales fondamentales. Mais, que sont-elles dans une société déboussolée qui ne sait plus ce qu’elle veut, qui ne voit plus où elle va, qui manque de dessein et de destin ? Alors, les voies de l’arbitraire s’insinuent dans l’esprit du juge.
Certains veulent réaffirmer dans leurs décisions les valeurs sociales qu’ils partagent. Leur justice se veut un instrument de classe. Ces juges choisissent les salariés contre les patrons, les pauvres contre les puissants. Ils pensent rétablir l’équilibre en pesant sur un des fléaux de la balance. Ils déséquilibrent, en réalité, tout le processus judiciaire, par les réactions qu’ils provoquent. Il est terrible que, dans la France républicaine, on doive aujourd’hui s’interroger sur les préférences politiques des magistrats qui doivent trancher un dossier. Et que, souvent, la décision finale en dépende. Faut-il incriminer les magistrats, les politiques ou l’affadissement général des principes républicains. A chacun, sans doute, sa part de responsabilité mais le bilan est catastrophique. La magistrature est désormais divisée en strates et sa belle neutralité d’antan s’est évanouie.
D’autres cherchent avec difficulté leur voie. Ils gardent la sérénité dans un univers où tout s’écroule. Ils s’accrochent aux piliers du temple et tentent de garder la foi. Ils hésitent entre le maintien de l’exercice régulier de la fonction judiciaire et le découragement. Comment ne pas être tentés de baisser les bras quand les dossiers s’accumulent, quand les procédures doivent être sans cesse différées et quand même les jugements rendus ne peuvent être délivrés aux parties parce qu’il n’y a personne pour les taper ! Alors les vertueux se démènent, les malins se débrouillent, les paresseux ajoutent leur propre lenteur aux soubresauts de la machine.
Une nouvelle catégorie se fait jour, celle des Justiciers. Pénétrés d’une conception ardente de leur métier, inquiets devant la dégradation générale de la société, ils ont décidé de nettoyer la société de ses scories et de déclencher dans notre pays une opération Mains Propres. Comment ne pas les comprendre ? Dans une société démocratique, il n’y a qu’une loi. Elle s’impose à tous et face à la loi chacun est également puissant et misérable. Nul ne peut donc blâmer la justice lorsqu’elle défend l’égalité devant la loi. Est-ce pourtant à dire que tout soit rose dans l’univers de ces nouveaux Zorro ? Rien n’est moins sûr. Il faut traiter ici le problème avec précaution.
Chaque être humain et donc chaque juge est une individualité. Toute généralisation est forcément inexacte. Mais on peut, tout de même, dégager quelques grands caractères dans ces nouveaux Zorro et les traits que l’on va décrire s’entrecroisent.
Voilà tout d’abord, le juge pénétré par l’esprit de sa mission. Il a pour tâche la quête de la vérité dans un dossier et rien ne doit l’arrêter dans cette recherche. Il fonce comme un bulldozer et fait sauter les obstacles les uns après les autres comme le laboureur qui, du haut de son broyeur, réduit tout à néant sur son passage, sans se soucier des perdreaux ou des lapereaux qui sont sur sa route. Emporté par sa fougue, il est pris par le vertige de ses propres audaces. Il lui faut, chaque jour, en faire un peu plus, se dépasser. A un moment, il paraît atteindre une sorte de point critique où il ne contrôle plus vraiment la vitesse de la machine qu’il est censé diriger. C’est alors qu’il dérape. Avec toutes les versions judiciaires du dérapage, le dessaisissement par le juge supérieur, le suicide de la bête traquée. Parce que les armes données par la loi au juge doivent être utilisées avec précaution, (comme celles conférées aux forces de l’ordre). Elles ne sont pas des permis de tout faire mais des potentialités qui doivent être rigoureusement adaptées aux circonstances de temps et de lieu et aux nécessités. La police le sait bien lorsqu’elle doit faire face à une manifestation. Elle est dotée d’armes mais celles-ci sont d’un usage qui doit rester exceptionnel. En d’autres termes, quand la justice fait un usage quotidien des bottes et des gros sabots et en vient à tirer, à chaque instant, au bazooka, là où le son de la flûte aurait suffi, elle perd vite son crédit par ses excès mêmes.
De là on glisse à un autre comportement, le spectaculaire. Là le juge choisit délibérément d’en appeler à l’opinion publique pour résoudre le problème qu’il devrait trancher en son âme et conscience. Il commence par des clins d’oeil. Confidences aux journalistes dans le secret de son cabinet. Fuites orientées d’éléments du dossier de l’instruction. Il est pris, alors, dans un enchaînement de déclarations qui l’entraîne dans la spirale médiatique. La griserie qu’elle procure à ceux qui ne sont pas habitués à son usage est dangereuse. Quand le juge devient star, ses justiciables deviennent les marionnettes d’un spectacle qui les dépasse. C’est alors que se produit l’irréversible outrage à la vraie Justice. L’innocent présenté comme coupable devant les médias est condamné avant tout jugement dans des conditions qui n’offrent aucune des garanties du jugement impartial. Dès que l’on parle du juge d’instruction, on entend couramment dire “c’est l’homme le plus puissant de France”, “il a tous les pouvoirs”. Certains l’affirment avec une dose de respect ou d’effroi, d’autres pour critiquer cette concentration de prérogatives. Il est vrai que le Code pénal donne au juge d’instruction de très larges pouvoirs. Dès lors qu’il est saisi, il conduit l’enquête, délivre les commissions rogatoires à la police ou à la gendarmerie, délivre les mandats de comparution ou d’amener, procède aux mises en examen, Avalanche de prérogatives qui fait croire à un homme surpuissant. L’époque exalte cette omnipotence. Le renfort médiatique transforme ces juges en vedettes des médias. Certains rêvent d’abandonner leur condition de juge pour devenir justiciers.
C’est oublier que dans une société démocratique, il n’est pas de pouvoir sans sanction, de prérogatives sans contreparties. Le juge d’instruction doit se rappeler qu’il est comme un batteur face à une grosse caisse. Ce n’est pas parce qu’il dispose d’un outil puissant que le batteur peut taper à sa guise et couvrir les sons des autres instruments. Il en va de même du juge d’instruction. Il doit en permanence, se retenir d’en faire trop car il ruine alors le fondement même de son pouvoir. Il ne doit pas détourner ses prérogatives de leur fonction car il viole alors l’esprit de la loi.
Or, ce qui est choquant dans un Etat de droit, c’est justement la tentation de quelques juges de détourner de leur usage normal, les pouvoirs que le Code pénal leur donne. La mise en détention a par exemple une fonction bien précise. Elle a pour but principal de conserver les preuves, de garantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice et de préserver l’ordre public du trouble causé par l’infraction. Or, quelques juges, d’après leurs propres déclarations, utilisent à présent la détention préventive pour faire pression sur le mis en examen ou ses proches, pour arracher des déclarations qui vont dans le sens de l’accusation. Singulier détournement de procédure. Et au surplus, que peuvent valoir de tels aveux recueillis sous pression ?
A trop faire appel à l’opinion publique, les juges se brûlent en pénétrant dans un univers dangereux qui n’est pas le leur. Vedettes d’un jour, ils seront sacrifiés demain ou après-demain par les feux de la rampe. Trop de prérogatives, trop d’interférences placent le juge d’instruction dans une situation vulnérable
Quand le grand vent des médias aura tourné, il ne restera plus, trois ou quatre ans plus tard, que quatre lignes au bas de la page d’un quotidien impartial pour dire que l’individu offert à la vindicte populaire a été en définitive, acquitté.. Mais, il n’intéressera plus l’actualité. Le juge, lui, aura changé de fonction. L’affaire se sera enfouie dans les ténèbres de ses pensées. Que lui aura-t-elle procuré ? Pour les plus médiatiques, elle aura précipité leur évasion vers d’autres univers : la politique, les affaires, le barreau. Pour la grande majorité, revenus au droit commun, ils repenseront toute leur vie à l’Affaire qui a marqué leur carrière. Ils raconteront comme des anciens combattants, se remémoreront leur guerre et écriront, peut-être, parvenus à l’âge de la retraite, un livre de mémoires qui ne réussira pas à réveiller dans les consciences, le tintamarre du temps passé.
Une troisième catégorie de juges mérite plus d’attention. Ils n’ont pas toujours choisi la justice par vocation mais par nécessité. Ils n’étaient pas les éléments les plus brillants de la Faculté. Ils souffrent de diverses frustrations. Ils regrettent leur choix et vivent leur profession avec amertume. Voici que l’occasion de prendre une revanche sur leur vie apparaît. Un puissant qu’ils envient secrètement est à la portée de leur filet. Ils rêvent de le saisir, de l’enfermer, de le mettre à mort pour tenter de se guérir, par cette prise royale, de leurs frustrations. Par son acte, le juge pense se délivrer complètement d’un vieux complexe en tuant le père.

L’OMNIPOTENCE DES MEDIAS

Comment se construit une erreur judiciaire ? Hier ce pouvait être par une succession de bévues des enquêteurs. Elle s’édifie aujourd’hui par la pression de l’opinion, et celle de tous ceux qui sont pressés de désigner prématurément des ennemis publics dont ils proclament la culpabilité. Il ne restera plus alors, aux juges, qu’à traduire en musique juridique la voix médiatique. Toute accusation globale des médias est injuste. Car, elle suppose un postulat imbécile, celui selon lequel tout journaliste serait nécessairement malhonnête et incompétent et chercherait à imposer une erreur judiciaire.

En réalité, le problème des journalistes est simple. Ils sont à la quête de l’actualité. Il leur faut être toujours en avance d’une mesure dans une société qui préfère prévoir que voir ou se remémorer. La recherche du scoop, cette nouvelle qu’ils seront les premiers à révéler est leur souci permanent. Demain ,l’affaire jugée intéressera moins ou pas du tout l’opinion. Elle sera une sorte de plat réchauffé dont les lecteurs ne voudront peut-être pas. Ce qui intéresse les journalistes c’est donc de se trouver en amont d’un dossier, guettant ses prémisses, traquant les faits à la source. Or, à ce stade là, les éléments sont rares, il n’est pas de certitude. Il en résulte alors nécessairement des atteintes à la présomption d’innocence et aux droits fondamentaux de la personne. Puisque, un individu va être offert en pâture à l’opinion sans que toutes les garanties d’un procès impartial et contradictoire aient été remplies. Les protections qu’offre la loi pour faire respecter la présomption d’innocence sont mal adaptées non pas dans leur principe, mais dans leur application par les magistrats. La procédure en diffamation est lente et alambiquée. Quand elle aboutit, trois ou quatre ans plus tard, l’irréparable est déjà accompli. Les juges timides à l’égard de la presse ne prononcent que des condamnations de principe qui ne gênent guère leurs destinataires. Quant aux actions en respect de la présomption d’innocence, elles aboutissent rarement et, là encore, les réparations ne sont pas adaptées aux dommages causés.
Mais enfin, pensera-t-on, tout ceci n’est pas très important par rapport à l’essentiel du débat judiciaire : la quête de la vérité et, si elle triomphe au bout d’un long tunnel, qu’importe. On ne partage pas cette complaisance. La fin ne justifie pas les moyens et, quand les moyens sont mal utilisés ou disproportionnés, la vérité n’est pas au bout du chemin.

II-LES CONSEQUENCES DE L’INJUSTICE

L’alliance des juges et des medias que l’on a constatée aboutit à des conséquences déplorables une violation des libertés incompatible avec les principes de l’Etat de droit. Elle conduit également à se poser la question de savoir si la magistrocratie n’est pas en voie de relayer l’enarchie.

LE VIOL DES LIBERTES

La France s’enorgueillit de posséder un système juridique perfectionné. Elle se définit comme un Etat de droit. En fait, elle n’assure pas, dans des conditions normales, le respect de deux droits fondamentaux des individus, deux droits sans lesquels aucune société ne peut prétendre être civilisée : la protection de la liberté individuelle, la stricte observation de la présomption d’innocence.
Tout individu est présumé innocent. Il n’a pas à apporter la preuve qu’il l’est. C’est à l’accusation de prouver qu’il est coupable. Cette présomption est essentielle. Toute enquête, toute investigation, toute recherche des témoignages et des aveux est difficile. La recherche de la vérité est une quête complexe. La durée des investigations doit être aussi brève que possible parce que la vérité se dissout dans le temps. Celles-ci doivent être conduites sur toutes les pistes possibles car les évidences sont souvent trompeuses. Elles doivent être menées de façon équilibrée à charge et à décharge. Ces exigences sont rarement remplies. Il existe, tout d’abord, une fantastique pression de l’opinion véhiculée par les médias qui souhaite prononcer la condamnation avant la justice. On imagine la gravité d’un tel comportement et l’atteinte irrémédiable portée à la présomption d’innocence. Quand déferlent dans les médias des “pré-jugements” de condamnation, quand le lynchage médiatique commence et qu’il atteint des êtres faibles, traumatisés par les projecteurs de l’actualité braqués sur eux, toute résistance est impossible. La partie est par trop inégale. A ce stade là, quoiqu’il arrive et même si plus tard son innocence se trouve reconnue, la personne mise en cause sera définitivement atteinte dans son honneur, dans sa situation matérielle et personnelle. Cette ouverture des médias doit s’accompagner d’un respect strict et sévèrement sanctionné par tous les partenaires du corps judiciaire : magistrats greffiers, enquêteurs, experts, de la règle du secret. Car c’est une évidence, le secret professionnel est, à l’heure actuelle, quotidiennement violé par ceux qui en sont les dépositaires. Un système pervers s’est installé. Pour conforter la thèse qu’ils croient bonne, les enquêteurs en divulguent les tenants et les aboutissants aux journalistes. Dès lors, l’accusation va disposer, à l’appui de sa thèse, de l’opinion des médias. Celle-ci sera considérée comme un argument supplémentaire en faveur de la culpabilité, alors qu’elle a été dictée par ceux-là même qui s’en serviront pour conforter leur thèse. L’accusation se regarde dans un miroir et se fortifie que l’image qu’il lui renvoie lui ressemble. Ce renfort des médias multiplie tous les risques de l’erreur judiciaire puisque, forts de l’appui médiatique, juge et enquêteurs perdront tout esprit critique et s’enfonceront de façon irréversible dans leur thèse. Il sera ensuite pratiquement impossible à celui qui est devenu le présumé coupable de sortir de la situation dans laquelle on l’a installé. Il faut le dire haut et fort. La présomption d’innocence est morte dans notre pays. Il s’agit d’un événement d’une gravité exceptionnelle et on peut s’étonner qu’aucune réflexion profonde n’ait été conduite sur un thème d’une telle importance.
La liberté individuelle n’est pas mieux assurée dans notre système juridique. La première atteinte à la liberté individuelle c’est-à-dire la première décision de mise en détention provisoire était jusqu’ à une récente réforme prise par le juge d’instruction. C’est-à-dire que l’on confiait à celui qui a dirigé l’enquête de décider lui-même des conséquences de son enquête. Comment sauf à être un surhomme se désavouerait-il lui-même ou désavouerait-il ses enquêteurs ? En réalité, dans cette première phase, le juge d’instruction était placé dans la pire des situations pour prendre une décision sereine : il est juge et partie. Le juge d’instruction est désormais remplacé dans cette fonction par un juge des libertés mais il est difficile à celui-ci de déjuger un collègue du même tribunal.

DE L’ENARCHIE A LA MAGISTROCRATIE

Après avoir subi l’énarchie, la France ne risque-t-elle pas de tomber en magistrocratie, le problème mérite d’être apprécié. Remarquons, dès l’abord, que les magistrats sont moins homogènes que les énarques. Alors que ceux-ci sont, pour la plupart, d’origine parisienne et bourgeoise, issus de Sciences-Po Paris, les juges ont reçu leur formation juridique dans les Facultés de Droit de tout le territoire et sont issus de milieux sociaux plus variés. Cette diversité se retrouve dans les mouvements syndicaux de magistrats et peut laisser penser qu’il y a des magistrats plutôt qu’une magistrature réagissant en corps.
En réalité, lentement mais sûrement, la magistrature est en voie de s’affirmer comme un pouvoir concurrençant les autres. C’est à dessein que la Constitution de 1958 parlait d’autorité judiciaire et non de pouvoir judiciaire. Mais, en marge de la Constitution puis à la faveur d’une modification constitutionnelle, les juges sont en voie de conquérir un véritable pouvoir. Leurs représentants élus siègent au Conseil Supérieur de la Magistrature, désormais la carrière des hauts magistrats dépendra moins du bon vouloir du gouvernement -ce qui est bien- elle dépendra plus des combinaisons et des alliances électorales -ce qui n’est pas mieux ! La volonté de détacher le Parquet de la Chancellerie risque d’encourager la justice à s’enfermer dans son cocon. La magistrature, comme tout corps social, doit garder ses fenêtres ouvertes sur l’extérieur. Rien ne serait plus dangereux tant pour elle que pour l’ensemble de la société qu’elle se repliât sur elle-même, et sombrât dans le corporatisme.
Elles sont inquiétantes ces assemblées générales de magistrats, ces associations corporatives qui volent au secours d’un juge dès qu’il est attaqué ou mis en cause. C’est une dérive qui rappelle les abus des Parlements de l’Ancien Régime. Les juges doivent être défendus par l’application égale de la loi et non par la pression de leurs collègues.
Après une période d’euphorie liée à sa conquête du pouvoir, la magistrature subira le choc en retour et sera directement en butte aux critiques de l’opinion publique qui lui rappellera quelques évidences.
La première est que la justice ne garantit pas, aujourd’hui, les citoyens de façon appropriée contre les abus de pouvoir. Elle n’assure pas une protection suffisante et appropriée des droits et des libertés. Comment expliquer que tous les juges n’aient pas eu à coeur d’assurer ce qui devrait être la première de leur mission ? C’est, en effet, un principe constitutionnel, l’autorité judiciaire est la protectrice des droits et libertés individuels. Les explications les plus diverses peuvent être données. Peut-être avec l’inflation législative et réglementaire la lettre des textes a occulté leur esprit. Sans doute aussi cette considération pour les droits et libertés aurait obligé les juges à balayer devant leur porte et à ne plus recourir à des privations de liberté prématurées, abusives, injustifiées.
La seconde est que la justice n’est pas normalement assurée dans notre Etat. Le retard des jugements aboutit au déni de justice. Le coût de la justice, sa complexité donnent aux citoyens le sentiment d’une justice impossible. Tout ceci peut être mis au débit de l’Etat qui n’a pas donné aux juges les moyens nécessaires. Peut-être. Mais, ceci relève aussi de la responsabilité des magistrats. On ne peut pas, dans le même temps, revendiquer plus de pouvoir et se décharger sur les autres des conditions dans lesquelles ce pouvoir est exercé. La première des préoccupations des juges ne devrait pas être celle d’assurer une indépendance qui leur est déjà garantie, mais plutôt celle d’assurer aux citoyens une protection judiciaire adéquate.
La troisième observation est qu’il faut éviter que la magistrature se replie sur elle-même. Il faut, pour cela, diversifier sa formation, faire cohabiter des talents différents qui seront le poil à gratter des magistrats professionnels. Loin de diminuer le rôle des jurys populaires, il faut l’accroître. Et pourquoi ne pas l’instituer pour les mises en détention, un domaine dans lequel il n’est plus concevable que les magistrats demeurent juge et partie.
Il faut entrer enfin dans une phase de responsabilisation des magistrats. Que ceux-ci assimilent que comme chaque citoyen ils sont responsables et coupables de chacun de leurs actes et qu’ils doivent en répondre et en assumer les conséquences. Voilà pourquoi il ne faut pas que les magistrats se réjouissent des nouveaux pouvoirs qui leur sont conférés. Ils auront vite à en apprécier les inévitables contreparties.

CHARLES DEBBASCH
Président honoraire de l’Universite de droit, d’économie et des sciences d’Aix-Marseille
Ancien Président du groupe Dauphine libéré